Ma 6tée va craquer
Nous voici dans ma petite voiture en direction de l’agence clientèle. Cela fait déjà un mois que j’ai commencé ce nouveau job et je l’apprécie énormément. Je ne pensais pas que relever les compteurs pouvait s’avérer aussi amusant. L’équipement est entièrement fourni par la maison : polo bleu schtroumpf, pantalon bleu schtroumpf, string bleu schtroumpf (celui la n’est pas offert mais j’aime quand tout semble bien assorti) et chaussures coquées. Avec ça, on pourrait croire que je ressemble à un déménageur, et bien non, en fait l’uniforme rend sexy, je me fais dévorer du regard par tous les clients et cela me plait beaucoup. J’entame la journée à 7h45, je salue rapidement les collègues qui partent bien souvent faire une réunion matinale au bistrot du coin, je regarde la tournée du jour, je charge l’ordinateur et je supprime au passage l’écran de veille de cul qui plait tant à la gente masculine. Il ne reste plus qu’à chopper un trousseau de clés et c’est parti pour de nouvelles aventures. Attention ! l‘étape du trousseau de clés demeure essentielle : il faut en choisir un ayant l’air correct si on ne veut pas tomber sur une vieille C15 Diesel qui ne démarre pas et dont le fauteuil conducteur reste bloqué en position couchée. Pour information, j’ai conservé pendant deux jours cette fourgonnette pourrie, avec toutes les peines du monde pour la conduire, et ce n’est qu’à la fin de ma tournée que je me suis rendue compte que mon utilisation de la boîte de vitesse était incorrecte : je démarrais en troisième ! Shuuut ! J’en entends déjà deux ou trois chuchoter « Femmes au volant … ». Pas de machisme messieurs, après avoir essayé toutes les voitures de l’agence EDF-GDF (AX, C15, twingo, kangoo, voiture électrique avec boite automatique), je suis devenue la comtesse du volant, la princesse du bitume, l’impératrice des créneaux, que dis-je ? La reine de la pédale ! Avec une telle maîtrise de mon véhicule, je me faufile dans la circulation matinale pour me rendre rapidement chez mes clients. Dans l’objectif d’éviter les grosses chaleurs de l’été, dès 8h00 du matin je tape à la porte avec un grand sourire, la croix métallique à la main. Généralement je tombe sur des hommes, effectivement mes collègues masculins réalisent un tri sélectif des abonnés, en conservant à part les fiches des « Mademoiselle » (terme que les chiennes de garde veulent abolir … qu’elle dommage, j’aime qu’on m’appelle mademoiselle). Ils choisissent de les cueillir au saut du lit afin d’augmenter la probabilité d’observation de petites nuisettes suggestives, propices à un meilleur contrôle du compteur. Pour ma part, les types que je visite apparaissent rarement vêtus d’un simple boxer, dommage car certains sont à croquer.
Dans ce métier, les jours se suivent mais ne se ressemblent pas : le lundi je commence par exemple avec un itinéraire dans une ville très riche de la banlieue parisienne. Les compteurs n’étant pas apparents, il faut frapper et entrer chez les gens. Seulement, les propriétés ressemblent toutes à des petits manoirs, et entre le portail et la porte d’entrée, j’estime parfois la traversée du jardin à une distance de
Le mardi par contre, je tombe sur LA cité de la peur, le quartier que tout le monde évite. Pour tous ceux qui ne sont jamais entré dans un vrai ghetto (et en uniforme en plus !), je peux vous affirmer que les conditions de vie se montrent parfaitement intolérables. Ce jour là, vous foncez, vous courez à toute vitesse, une lutte contre le temps s’engage afin de terminer le service avant que les jeunes du quartier se réveillent. Déjà, vous prenez votre voiture bleue et vous vous enfoncez dans la périphérie de la ville jusqu’à atteindre une étendue infinie de barres d’immeubles, un véritable mur gris couvert d’antennes satellites. Les parkings et les squares s’enchaînent dans un labyrinthe inquiétant, il faut absolument mémoriser son itinéraire en cas de fuite éventuelle. Les voitures brûlées s’empilent dans un désordre étudié, du coup, je cherche l’endroit qui regroupe le plus grand nombre de véhicules, je crains trop d’être agressée. Je ralentis à l’approche d’une femme voilée d’une quarantaine d’année, je lui demande le chemin pour accéder à la tour F, elle m’ignore complètement et poursuit sa route. Je me rends ainsi compte que tous les habitants évitent mon regard et surtout mon uniforme, symbole du service public et de l’Etat. Je ne sais pas s’ils ont peur de représailles en m’adressant la parole ou s’ils me détestent parce que je symbolise l’ « étrangère » à la cité. Toujours est-il que je ne suis pas la bienvenue. Le bâtiment trouvé, j’accède à l’ascenseur pour voyager vers le 15ème étage (Ndlr : la stratégie de relève dans les immeubles se résume à monter tout en haut puis descendre étage par étage à pieds) et j’observe, écoeurée, que des excréments et de l’urine jonchent le sol, je me rabats alors sur l’escalier. Quelle erreur ! L’état de l’escalier semble encore pire … Les tags « Morts aux flics » se couplent à une odeur nauséabonde, les portes claquent, une pénombre inquiétante. Dans les tours, les compteurs se situent soit dans les gaines sur le palier, soit dans de petits locaux techniques. Dans les gaines, je trouve de tout : des conserves, des fringues (les locataires doivent penser que c’est un placard), des araignées grosses comme ma main, du shit, des seringues et surtout quelques connards les utilisent pour « attacher » leur pitt-bull … J’ai bien failli me faire dévorer toute crue après une course poursuite paniquante. Oser s’infiltrer dans un local reste un acte encore plus inconscient, la lumière ne fonctionne généralement plus et à tout moment vous pouvez vous faire coincer par une bande hostile. Bien sûr, je n’évoque même pas les caves pour lesquelles je falsifiais les chiffres de mes relevés : pas assez de témérité pour prendre des risques inconsidérés, je ne joue pas avec ma vie pour un simple emploi saisonnier. J’ai ainsi l’impression désagréable de pénétrer un monde de fous, un peu comme dans « La haine ». Les gardiens d’immeuble sont l’objet de menaces répétées, les halls d’entrée s’avèrent infranchissables toute l’après-midi, squattés par des bandes désoeuvrées et violentes.
Le contraste paraît incroyablement saisissant entre deux lieus de vie espacés simplement de quelques kilomètres mais symboles de mondes opposés. Il faut avoir la curiosité de franchir le pas et de passer d’un univers à l’autre, pour mieux comprendre les inégalités sociales, les difficultés d’éducation dans certains quartiers, la loi de la cité qui pèsent sur l’éducation des plus fragiles. Les pouvoirs publics doivent investir en masse physiquement et financièrement les lieux abandonnés pour nettoyer, rénover, faire appliquer la loi et redonner confiance en un Etat de droit, prônant l’égalité et la fraternité. J’admire beaucoup tous ces gens qui supportent au quotidien des conditions de vie difficiles, la violence, la peur, le racisme. Luttons pour un peu plus d’homogénéité dans notre société, pour un peu moins d’individualisme et pour laisser une chance à tout ceux qui veulent s’en sortir.